Le dédoublement de personnalité des femmes à la recherche de la sensualité

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Introduction


Le thème du double est aussi présent au cinéma qu’en littérature. Du côté cinématographique, quelques œuvres marquantes ont identifié le trouble de personnalités multiples comme sujet de prédilection. Hitchcock, Cronenberg, Kieslowski, Bergman et Buuel sont des réalisateurs qui s’unissent sous un même thème en créant des films qui montrent différentes facettes du double. Meurtre, amour, vide existentiel, mutisme, désir sexuel, tous sont des causes du dédoublement exploité par ces cinéastes. Le double peut être une « fusion des esprits, fusions des corps, échanges de personnalités ou mystérieuses liaisons mentales »[1] et éclairé sous un angle psychologique, intrigant, fantastique ou même comique. Le dédoublement de personnalité peut prendre diverses formes au cinéma et il est tout aussi polyvalent dans la littérature. Plus particulièrement dans la littérature haïtienne, le dédoublement de personnalité se découvre à travers les voix multiples des personnages. La polyphonie devient de plus en plus fréquente dans les romans d’Haïti après la libération du pays en 1986 du dictateur Jean-Claude Duvalier. L’occulte, la zombification et la schizophrénie sont des sujets très présents puisqu’ils représentent l’état d’âme des Haïtiens d’aujourd’hui. La littérature haïtienne est donc teintée de réalisme magique, puisque les événements surnaturels ne semblent étonner personne [2]. Le trouble de personnalité multiple n’est donc pas vu comme une maladie en Haïti, puisqu’il représente les habitants de ce pays.

Deux œuvres, l’une cinématographique et l’autre littéraire, mettent en lumière le trouble de personnalités multiples sous l’angle de la vie d’une femme qui, grâce à son double, voit sa sensualité lui apparaître. Une comparaison entre deux réalisations artistiques récentes et issues de cultures différentes permettra de mieux comprendre le dédoublement de personnalité créé par un désir de sensualité chez les femmes.



Le film Le cygne noir (2010), vacillant entre le « thriller » psychologique et le drame fantastique, présente une ballerine obsédée par la perfection. Darren Aronofsky, cinéaste américain bien connu pour ses productions saisissantes qui touchent souvent les sujets de la paranoïa et de la passion excessive, explore le trouble de personnalité multiple avec le personnage de Nina. C’est à travers délires et hallucinations que la jeune femme découvre sa sensualité cachée dans la partie sombre de son âme, dévoilée par sa transformation progressive en cygne noir, le rôle qu’elle doit incarner dans le ballet du Lac des cygnes. Cette acquisition du rôle vient du fait que Nina s’imprègne du caractère nonchalant et sensuel de Lily, la nouvelle danseuse de la troupe qui est décrite comme son opposé. Cependant, entièrement prise dans son double rôle, celui du cygne blanc et du cygne noir, Nina ne fait bientôt plus la différence entre elle-même et Lily : les deux personnes se superposent lors de ses hallucinations, ce qui mène la jeune ballerine à une confusion meurtrière.


Le roman haïtien de Kettly Mars, une écrivaine de Port-au-Prince qui a reçu de nombreuses mentions comme le Prix Jacques Stephen Alexis et qui est juge au concours littéraire Henry Deschamps, dévoile un personnage brisé par son divorce. Dans Fado (2008), Anaïse cherche une consolation dans la prostitution, puisque c’est lorsqu’elle joue ce rôle que Frida entre en jeu et qu’elle atteint enfin la sensualité et la passion qui faisaient défaut à son couple. Frida est la fiction d’Anaïse : ce double est pour elle une libération, puisque celui-ci réussit là où elle échoue. La femme dépossédée d’elle-même découvrira trop tard que chaque réussite a son coût. Court, simple et dramatique, ce livre contemporain porte l’essence de la musique qui lui a donné son nom : le chant triste et profond du fado, une musique d’origine afro-brésilienne qui est révélatrice des sentiments contradictoires qui nous habitent [3], poursuit la protagoniste dans ses tourments.

Ainsi, l’analyse de ces deux œuvres à travers les thèmes de la pression sociale, de l’acceptation du double et de la mort de l’opposant, mettra en évidence les ressemblances de ces deux personnages souffrant d’un dédoublement de personnalité.  






Les pressions sociales comme cause du 

dédoublement


 

La perfection qui mène à la psychose dans Le cygne noir

Dans le dernier film de Darren Aronofsky, Nina est une ballerine pour qui la perfection est tout ce qu’elle désire, mais celle-ci n’est accessible que lorsqu’elle vit un dédoublement de personnalité, étant donné que son double incarne la nonchalance et la sensualité dont elle a besoin pour atteindre son objectif. Poussée par son métier qui exige beaucoup d’elle, critiquée et exhortée par son directeur artistique, étouffée par sa mère, déroutée par une nouvelle recrue, tout cela ne fait qu’ajouter du stress sur les frêles épaules de la danseuse, qui se voit incapable de contenir toute cette tension seule, d’où la création d’un double afin d’expulser ces pressions sociales.


Nina (Nathalie Portman) s'étirant avant une pratique.
Photo du Cygne noir : Source Fox Searchlight
La pression que supportent les danseuses peut être extrême, jusqu'aux problèmes physiques et psychiatriques, puisqu’elles sont soumises à des règles très strictes. Ces athlètes, particulièrement celles du ballet classique, sont dès leur jeune âge soumises à un idéal de minceur et de standard physique (grande et petits seins) qu’elles doivent rejoindre pour être qualifiées de parfaites [4]. Par contre, l’atteinte de ce modèle de perfection corporel ne se fait pas sans dommage; certains troubles peuvent être développés, les plus fréquents étant rassemblés sous le terme de la « triade des danseuses »[5]. Cette notion rassemble trois dysfonctions qui touchent particulièrement les athlètes féminines dont le corps est l’outil du succès : le trouble obsessionnel de la minceur, l’anorexie et la boulimie chez les gymnastes, les patineuses artistiques ou les danseuses de tous genres, mais particulièrement celles en danse classique. Le personnage principal du Cygne noir est un bon exemple de ce concept, puisque Nina présente certaines caractéristiques pouvant mener au diagnostic de la triade des danseuses. Le trouble obsessionnel de la minceur est visible puisque Nina fait très attention à ce qu’elle ingère. Lorsque sa mère lui offre une part de gâteau afin de célébrer l’obtention du rôle de reine des cygnes, Nina refuse en prétextant ne pas pouvoir « avaler un aussi grand morceau » [6]. S’ensuit la constatation du trouble anorexique puisque Nina ne semble pas consommer suffisamment de calories en une journée. Son déjeuner réside en « un pamplemousse bien rose » [7], mais étant donné qu’elle est une athlète qui doit s’entraîner de nombreuses heures, elle devrait consommer davantage de calories qu’une personne modérément active, donc plus de 2500 kcal par jour [8]. Le dernier trouble alimentaire, la boulimie, est aussi observé chez la nouvelle danseuse étoile, puisqu’elle rejette volontairement la nourriture ingérée, comme le ferait une personne souffrant de cette maladie. Ce comportement déviant est visible à deux reprises : lorsque Nina s’enferme dans les toilettes à la suite de son audition qui a mal tourné [9] et lorsqu’elle désire rejeter toute la culpabilité qu’elle entretient à l’égard de Beth, son idole dont elle a pris la place [10]. Ainsi, ces quelques passages du film de Darren Aronofsky éclairent la pente glissante sur laquelle se trouve Nina, puisque les troubles de la triade des danseuses peuvent mener à un dysfonctionnement physique et psychologique [11]. Le dédoublement de personnalité de Nina est donc en partie expliqué par ces troubles alimentaires, eux-mêmes issus de l’énorme pression qu’engendre son métier de danseuse de ballet classique.


Nina et sa mère, Érica
Photographe officiel du Cygne noir
La pression de la danseuse de ballet classique est aussi accentuée par une mère qui est trop présente dans sa vie privée, ce qui est une cause du dédoublement de personnalité puisque l’apparition du côté sombre de Nina l’aide à s’émanciper de cette surprotection. Étouffée par une mère qui vit sa gloire par procuration, la jeune femme ne peut s’épanouir dans sa vie d’adulte [12]. Érica la couve comme si elle avait encore neuf ans : elle lui peigne les cheveux, lui coupe les ongles, la déshabille, désire l’accompagner partout, limite de ses sorties [13]. L’intimité de la ballerine est pratiquement nulle, tout comme sa sensualité et sa sexualité. Lorsque Nina ose défier sa mère surprotectrice et infantilisante en sortant la veille de la générale du spectacle Le lac des cygnes avec Lily, son côté non exploré est alors bien visible grâce à plusieurs trucages de miroirs qui la dédoublent physiquement. Nina, sous l’effet de drogue et d’alcool, danse au bar en compagnie de Lily et des garçons que cette dernière a invités. Fondue dans la musique forte du bar, la voix légèrement déformée de la mère qui prononce le surnom « mon petit ange »[14] est audible. Cet effet sonore dévoile que Nina ne peut s’amuser, profiter de sa liberté et s’exercer à être plus sensuelle sans entendre sa mère qui la rappelle sous son toit. De même, à la fin de la soirée, lorsque la jeune femme imagine avoir ramené Lily dans son lit et avoir eu une relation sexuelle avec elle, la présence de la mère se fait une fois de plus entendre. Juste avant que Nina s’endorme, celle-ci hallucine la danseuse rebelle qui change de visage pour le sien, qui prononce les mots doux de sa mère et qui simultanément l’étouffe avec un oreiller. De plus, l’expression « mon petit ange »[15] combiné avec l’oreiller qui étouffe la ballerine mettent en évidence que la mère limite la liberté de sa fille, plus particulièrement son coté sexuel et sensuel puisque ces hallucinations suivent l’acte sexuel imaginé par Nina entre Lily et elle. Ce manque de confidentialité ajoute de la pression sur les épaules de la ballerine puisqu’elle ne peut expérimenter sa sensualité en dehors des séances d’entraînement de ballet et sans avoir des hallucinations.


Lily et Nina au restaurant
Photographe officiel du Cygne noir
La pression que Nina sent sur ses épaules est accentuée par son entourage de la compagnie de ballet, puisqu’elle est sans cesse poussée à affirmer sa sensualité lorsqu’elle danse, et donc à laisser son double prendre le dessus sur elle-même. Le directeur artistique de la compagnie impose une grande tension sur la danseuse classique puisqu’il désire qu’elle soit plus sensuelle dans son rôle du cygne noir, ce qui signifie que la ballerine doit faire appel à son double sombre afin de satisfaire Thomas Leroy. Le chorégraphe souhaite que la jeune femme soit aussi performante dans son rôle du cygne noir qu’elle l’est déjà pour celui du blanc. Cependant, elle ne possède pas autant de charisme et de légèreté que Lily, la nouvelle danseuse de la troupe, et Leroy suggère même à Nina de prendre cette danseuse comme exemple. Nina craint donc que Thomas Leroy la remplace par cette nouvelle rivale, puisqu’il nomme bientôt cette dernière remplaçante officielle. Le dédoublement de personnalité devient ainsi essentiel à la jeune femme, puisque c’est avec son double noir qu’elle espère éliminer la compétition.  Nina voit alors son règne achever, puisqu’elle imagine dans sa psychose que la jeune femme désire prendre son rôle dans le ballet et dans la vie : « elle veut me remplacer », « elle me veut du mal », « ce ne doit pas être elle » [16] dit-elle confusément, en proie à une crise de larmes, à son directeur artistique. Par contre, ce n’est pas Lily qui désire la remplacer, mais bien le double noir de Nina qui veut prendre sa place. Et puisque la ballerine ne fait pas la différence entre les deux entités, elle les réunit en une seule.


Le divorce qui mène à la recherche du soi caché dans Fado

Dans le roman de Kettly Mars, Anaïse vit un divorce et trouve sa libération dans la sensualité que lui confère son double Frida. Ayant réussi à faire ses études universitaires en graphisme et possédant une partie de la maison achetée avec son mari Léo, cette Haïtienne fait partie de la bourgeoisie [17]. Pourtant, après sa rupture brutale avec son conjoint, elle ne trouve plus d’attrait à toute cette aisance matérielle ; elle préfère se promener dans les bas-fonds de la ville, sur la rue des Fronts-Forts, la vraie réalité d’Haïti. Son dédoublement de personnalité lui donne la liberté de visiter cet environnement où elle se sent mieux et d’être autre chose qu’une bourgeoise, de même que de reconquérir son mari et de repousser ses opposants.

La société actuelle d’Haïti est fondée sur l’inégalité entre les femmes et les hommes et sur l’écart entre les pauvres et les riches. Les femmes sont considérées comme inférieures à l’homme et les pauvres sont beaucoup plus nombreux que les riches. Dans ce pays du Sud, il y a 93 hommes pour 100 femmes [18]. Ce dérèglement causé par l’immigration de la gent masculine accentue de graves problèmes de société tels que la déresponsabilisation des hommes à l’égard de leur femme. En effet, il arrive fréquemment dans ce petit pays qu’est l’Haïti que les pères quittent leur famille pour une vie plus libertine, sans responsabilités et sans devoirs [19]. Les mères se retrouvent donc avec toutes les responsabilités familiales et économiques. De plus, les profits d’une femme sont bien inférieurs à ceux que peut faire un homme, même si le service ou l’objet est le même [20]. Il est donc difficile pour une femme d’avoir une vie décente sans le salaire de l’homme de la maison. Voilà la réalité d’une femme pauvre en Haïti : elle doit se débrouiller seule.

Dans Fado, Anaïse découvre la pression écrasante de la réalité haïtienne avec son double. En tant que bourgeoise, elle ne connaît pas la pauvreté ni les restrictions, mais désire connaître ces contraintes à la suite de son divorce non réciproque. Anaïse est donc surprise de se retrouver seule, mais cette fatalité la rapproche des Haïtiennes ordinaires : « Aujourd’hui, je sais qu’un homme est toujours potentiellement parti. » [21] Ainsi, l’élément principal qu’elle partage avec la société des femmes haïtiennes est celui de l’abandon des hommes [22]. Elle comprend alors la détresse et la pression qui pèse sur la société féminine de son pays. Le besoin d’Anaïse de se fondre à la masse commence alors à se faire sentir, puisqu’elle désire échapper à son étiquette de bourgeoise. La tension qui grandit dans son être réside dans le fait qu’elle ne se sent plus à sa place dans la bourgeoisie. Son double Frida, représentante de la caste des pauvres, commence lentement à se faire sentir lorsque le désir de changer de classe sociale prend forme dans l’esprit d’Anaïse, lors d’un souper entre amies où Bony, le frère de l’hôtesse, évoque les problèmes que rencontre son entreprise, la maison close héritée de sa mère : « Moi je l’entendais de mes yeux, de mes oreilles, avec mes fibres, Frida bourgeonnant déjà dans mon être. Subjuguée, je le suivais à travers la dizaine de chambrettes de l’étroite et vétuste bâtisse à deux étages cuisant dans la canicule de la vieille ville. » [23] Anaïse décide donc d’aller à la rencontre de Bony, le maquereau, et de visiter les lieux où elle réside en tant que Frida. Elle désire donc se rendre dans le bas-ville pour s’émanciper de cette bourgeoisie trop lourde pour elle, découvrir la part d’elle-même qui se joint à la majorité des Haïtiennes et laisser se développer son double Frida.


Photo d'une Haïtienne prise sur http://lapetitehaiti.wordpress.com/.

À travers ce livre haïtien, Anaïse se dédouble parce que Frida lui permet de reconquérir sexuellement son mari. Lorsque Léo la quitte pour une autre femme, Anaïse désillusionne rapidement et prend conscience de son échec conjugal : « J’ai doublement perdu. Un homme dans ma maison et l’illusion de mon pouvoir. » [24] L’abandon de l’homme mène donc à une grande tension, puisqu’Anaïse se sent démunie devant cette grande perte. C’est grâce à Frida que la femme haïtienne réussit à surmonter cette épreuve, puisque la sensualité du double reconquiert le corps de l’homme et le pouvoir exercé sur lui. Léo devient donc dépendant aux prouesses sexuelles de Frida [25]. Lorsqu’elle se remémore le jour où Léo l’a laissée, Anaïse enchaîne avec des paroles vengeresses : « Tu m’as défiée, mais te voilà mon esclave, plus que jamais attaché à mon lit. Je ne t’embrasse toujours pas sur la bouche mais je t’apprends un plaisir que tu n’as jamais connu. On ne se défait pas facilement de Frida la putain aux pieds maigres. » [26] Cette citation dévoile que la protagoniste de Fado laisse son double séduire Léo, puisque c’est Frida l’experte en sensualité. Frida ne gagne pas seulement l’attention de Léo, elle conquiert aussi son maquereau grâce à sa sensualité et à sa sexualité très exhibée. En plus d’être son amante favorite, Bony lui a aussi légué sa confiance et son pouvoir : « Elle est en fait sa maîtresse-femme, il s’en rend compte à présent. Frida n’est pas qu’une des filles de son lupanar, avec elle il peut parler, partager ses soucis. » [27] Frida gagne donc un homme fervent dans son lit et un certain pouvoir au sein de la maison close. Ensemble, Anaïse et Frida possèdent charme et pouvoir, ce qui leur permet de garder le contrôle sur les hommes qui leur sont chers, Léo et Bony. Cependant, la sensualité exhibée du double ne réussit pas à garder indéfiniment ces hommes auprès d’elles, puisqu’elles se confrontent à des rivales de taille.

Dans le roman de Kettly Mars, le personnage principal est soumis à une pression venant d’une rivale, ce qui éveille son trouble dissociatif de l’identité. Anaïse est en opposition avec Élizabeth, puisque Léo l’a laissée pour cette femme de dix ans plus jeune. Sa femme étant considérée comme infertile, l’homme est parti avec une autre capable de lui donner un enfant. Anaïse en appelle donc à la sensualité de son double pour ramener Léo chez elle, dans son lit. Frida réussit à conserver l’attention de l’homme puisque lors de leurs ébats sexuels, elle lui fait vivre une tout autre expérience, qu’il apprécie fortement : « Elle connaît les secrets que tu te caches, elle devient la chair, le sang et la sueur de tes fantasmes. Tu ne savais pas que ton corps pouvait tant brûler, avoue-le. » [28] Ainsi, Anaïse reconquiert sexuellement son mari grâce à la sensualité et à la finesse des caresses de Frida, ce dont elle est fière puisqu’elle nuit à Élizabeth. De plus, Anaïse n’aime pas l’idée que Léo occupe la couche d’une autre femme, puisqu’elle ne réussit pas à dormir paisiblement sans lui : « Le corps de Léo réchauffe un autre lit, rassure un autre corps. La chaleur de Léo accompagne d’autres rêves. » [29] Anaïse envie donc Élizabeth puisqu’elle possède ce qui lui manque, soit Léo. Pour combler ce vide, l’Haïtienne se tourne une fois de plus vers son double. Au Bony’s, après que Frida ait comblé sexuellement un client, elle cherche du réconfort dans la chaleur de ce corps d’étranger : « Elle est restée les yeux grands ouverts, lovée dans la chaleur et les ronflements de l’inconnu. » [30] Pour combler le manque d’Anaïse, Frida doit trouver dans son environnement de l’amour presque inexistant, réconfort qui n’est certes pas de la même valeur que ce que Léo peut procurer. Anaïse en veut donc à Élizabeth puisqu’elle doit partager la vie et le lit de Léo, et qu’elle ne l’a pas entièrement pour elle lors de ses nuits d’insomnie.

Sarodj Bertin
Miss Univers 2010
Dans Fado, Frida est aussi confrontée à une rivale : Natacha, la nouvelle fille de joie, semble vouloir lui ravir Bony. Jeune, séduisante et attachante, cette fille n’est pas du tout appréciée par la femme de la maison close, mais elle sait susciter l’amitié des autres filles du bordel et de Bony. Dès son arrivée, Frida sent qu’elle doit se méfier de cette Natacha : « Quelque chose dans ma chair me dit de ne pas la laisser venir ici, d’en chasser jusqu’à son ombre. » [31] L’instinct de Frida se met en mode alerte, puisque la jeune travailleuse du sexe ne présage que des ennuis. De plus, à la fin du chapitre de la citation précédente, les craintes de la femme d’Haïti sont dévoilées : « Mais il y a que depuis quelques jours Frida a égaré la clé de ses certitudes. » [32] Frida a donc peur de perdre l’influence et l’importance que Bony lui confère, sexuellement, mentalement et matériellement. Or, Frida redoute de se faire ravir son amant, tout comme Anaïse s’est fait enlever son mari.


Comparaison des pressions sociales qui causent le dédoublement dans Le cygne noir et Fado

Le film américain Le cygne noir de Darren Aronofsky et le roman haïtien Fado de Kettly Mars se ressemblent sur certains points dans l’analyse des causes du trouble dissociatif de l’identité de leur personnage principal. Les deux femmes sont soumises à une grande pression venant de leur milieu social et qui provoque un trouble de personnalité à un seul double. Même si la différence des contextes sociohistoriques est flagrante, plusieurs points communs sont tout aussi visibles. L’hallucination des protagonistes est la partie sensuelle de leur être, celle qui séduit et provoque. Le dédoublement est occasionné par la présence stressante de l’homme qui est leur symbole sexuel et sensuel et au moins un opposant féminin renforce la nécessité d’imaginer un double. Nina et Anaïse se ressemblent donc beaucoup plus que les apparences le laissent croire.



















Acquisition de la sensualité par le trouble

dissociatif de l’identité


Le double qui aide à la perfection dans Le cygne noir

Dans Le cygne noir de Darren Aronofsky, le personnage principal ne sait pas qu’il vit un trouble de personnalités multiples. Même si les signes sont présents dès le début du film, par exemple lorsque Nina sort de l’institut de ballet où elle se pratique, elle croise la réplique sensuelle d’elle-même, la ballerine ne comprend réellement ce qui lui arrive que lorsqu’elle prend conscience qu’elle n’a pas réellement tué Lily au milieu de la représentation finale du Lac de cygnes. Nina est donc dans l’ignorance de son état psychologique défaillant pendant une grande partie du film.

L’œuvre cinématographique américaine montre que le dédoublement de personnalité de Nina l’aide à surmonter les épreuves auxquelles elle fait face, grâce à la sensualité ainsi acquise. Son double noir l’aide à s’émanciper complètement de sa mère surprotectrice puisque lorsque Nina désire être seule et intime, son double repousse temporairement la femme envahissante. Victime des trop grandes pressions en lien avec son métier, Nina délire et voit son corps commencer à se métamorphoser avec l’apparition de petites plumes sur son épaule lacérée et ses yeux qui deviennent rouges. Son côté sombre s’affiche alors avec violence, puisque lorsque sa mère tente d’entrer pour s’enquérir de son état inhabituel, elle s’enferme dans sa chambre en lui écrasant les doigts dans le cadrage de la porte [33]. De même, lorsque Nina revient de sa sortie au bar avec Lily, elle cherche à se retrouver seule avec son hallucination afin d’exhiber sa sensualité et sa sexualité. Cependant, sa mère envahissante s’oppose à ce désir de solitude et le côté sombre de la ballerine se fait fortement entendre :


NINA : T’as pas le droit d’entrer!
ERICA : Qu'est-ce qui te prend?
NINA : Il me prend que je n’ai plus neuf ans et que j’ai besoin d’un peu plus d’intimité!
ERICA : Je ne te reconnais plus, Nina…
NINA : Fiche-moi la paix! [34]


Lorsque Nina lance sa deuxième réplique, la Lily imaginaire la félicite de ses actions libératrices en lui prenant les épaules, sourire moqueur et enjôleur aux lèvres. Cette gestuelle met en évidence que le double de Nina l’incite à s’éloigner violemment de cette mère surprotectrice qui n’accepte pas le fait que son enfant grandisse et ait besoin d’espace. C’est donc grâce à son double sensuel et provocateur que Nina réussit à gagner plus d’intimité, puisque suite à cet affront elle se permet de laisser libre cours à ses pulsions sexuelles et sensuelles avec le fruit de sa psychose, Lily.

Nina et Lily s'embrassant
Photographe du Cygne noir

Dans Le cygne noir de Darren Aronofski, le dédoublement de personnalité de Nina l’aide aussi à acquérir la sensualité qui lui fait défaut et ainsi la perfection dans son rôle de reine des cygnes. Cependant, le désir d’être sensuelle est déclenché par son directeur artistique, puis poursuivit par le double noir. Afin d’éveiller la qualité manquante chez la danseuse, Thomas Leroy l’embrasse et la caresse lors d’une séance d’entraînement où ils ne sont qu’eux deux. Nina répond aux avances de son directeur artistique, mais ce dernier brise leur échange en réprimandant son élève : « Tu vois, c’est moi qui te séduis. Ce que je veux c’est que ça soit toi qui me séduises. » [35] La leçon laisse Nina désorientée, et plus tendue encore. La solution qu’elle choisit pour remédier à son manque de sensualité réside en Lily : elle accepte le verre d’alcool dans lequel la ballerine libertine a dissout de la drogue, à la suite d’une sortie au restaurant. L’effet de la substance lui faisant perdre toute inhibition, Nina se détache de la réalité pour découvrir sa sensualité en flirtant et en se déhanchant sur un plancher de danse, son côté sombre prenant le contrôle du corps. Un rapide enchaînement des images provoque un effet de stroboscope qui crée l’ambiance de la discothèque, mais qui permet aussi de voir que la jeune femme dans un combat intérieur. Ce procédé saccadé met bien en évidence les deux parties de Nina, puisque certaines images la présentent fragile alors que d’autres, confiante et séduisante [36]. Ainsi, la volonté de Nina est de trouver sa sensualité introvertie, mais pour ce faire, la jeune femme doit avoir recours à la drogue et à son double, qui possède la clé du problème. De plus, à la suite de la réception où la nouvelle danseuse étoile fut présentée, lorsque Leroy amène Nina chez lui, le directeur artistique poursuit ses exhortations. Il invite la jeune femme à se faire jouir afin de libérer sa prude sensualité, ce qui l’aidera à mieux intégrer son rôle du cygne noir. De but en blanc, Thomas Leroy dit à son élève « Amuse-toi un peu. » [37] Ironiquement, la ballerine ne trouve aucun plaisir dans l’acte solitaire. Lorsqu’elle essaie pour la seconde fois de se masturber, dans son bain cette fois-ci, elle ne fait que favoriser l’apparition de son double, puisqu’il est le représentant des expériences sexuelles et sensuelles. Surprise par la vue d’elle-même au-dessus de l’eau, aguichante, mais aussi méchante, Nina ne peut poursuivre. Puisqu’à ce moment du film elle n’accepte pas encore cette facette d’elle-même, la jeune danseuse a peur de son double. La recherche de la sensualité de cette femme, quête forcée par un directeur artistique exigeant, mais en même temps piétinée par une mère ultra protectrice, passe donc par un dédoublement, puisque le double incarne cet aspect de la personnalité de Nina.


Le double tangible dans Fado

Dans le roman Fado de Kettly Mars, le dédoublement de personnalité est vécu comme étant normal. Anaïse n’est pas inquiète du fait que Frida est un produit de son imagination, puisqu’elle ne considère pas qu’elle vit un trouble mental. La femme haïtienne n’empêche même pas la folie de la submerger, elle l’invite même à prendre possession d’elle-même : elle laisse Frida l’habiter « tout entière… » [38]. Il semble donc normal pour Anaïse de vivre dans un état de déraison, de folie et de dédoublement, puisqu’elle ne distingue plus la limite entre le bien et le mal, entre l’habituel et le surnaturel [39].


Haïtienne se regardant dans un miroir
Image prise sur Afrikblogue
L’œuvre haïtienne présente un personnage féminin qui doit accepter son trouble dissociatif afin de reconquérir son mari et son amant avec la sensualité ainsi acquise. C’est lorsque Léo la quitte qu’Anaïse laisse son double s’afficher avec plus de réalité, puisque Frida devient si perceptible, si tangible, que même une personne extérieure peut la sentir. Léo remarque bien vite que son ancienne femme n’est plus la même, qu’elle est une autre personne plus séduisante et attirante par son air énigmatique. Anaïse devine la question qui le hante (« Qui es-tu devenue, Anaïse? » [40]) et lui répond sans ambages : « Je suis Frida… des fois. Selon les jours. »[41] Elle a donc conscience que son double est présent, et l’accepte immédiatement puisqu’elle sait que Frida lui sera bénéfique. C’est quelque temps après son divorce qu’Anaïse sent son double s’éveiller : « Comme ma sueur, Frida glisse enfin de mes pores d’où elle veillait depuis longtemps, d’où elle me vivait, me consumait. Je lui donne voix. Je lui érige quatre murs où exister, je la légitime. » [42] L’accumulation des deux dernières phrases met en lumière l’acceptation sans crainte de Frida par Anaïse. Elle la désire du plus profond de son être et attendait presque avec impatience le jour où elle allait pouvoir s’affirmer. La citation dévoile aussi que le récit est conté à la première personne du singulier ; le « je » représente Anaïse, qui parle de Frida à la troisième personne du singulier. Cependant, vient un moment où les deux personnalités sont si fusionnelles que la distinction ne se fait plus. Anaïse se retrouve une fois dans la maison de passe de Bony :


L’orage s’est éloigné. Je suis lasse d’avoir monté et redescendu les escaliers. Le juge de paix, heureusement un habitué du Bony’s, est venu bien vite et incognito. Sultane redescendue au bar boit lentement un thé fumant de verveine avec du sel pour remettre son sang à sa place. Je m’assieds un moment dans un fauteuil et m’assoupit. Pour se calmer, Bony a mis un fado dans le lecteur de disques. Amalia nous ramène à Lisbonne, dans la poussière salée qui monte de la mer. Dulce ronronne sur mes genoux. [43]




Anaïse mélange donc son côté de vie avec celui de Frida à la suite d'une nuit particulièrement mouvementée. Elle parle à la première personne alors qu’elle se trouve dans le bordel et prend même Dulce alors que son chat est censé être dans sa maison. Anaïse ne fait donc plus la distinction entre son double et elle, puisque Frida est devenue aussi tangible qu’elle.


Comparaison de l’acquisition de la sensualité dans Le cygne noir et Fado

Les deux femmes n’ont pas les mêmes certitudes quant à leur dédoublement de personnalité. D’un côté, il y a Nina, qui ne sait pas qu’elle vit un trouble dissociatif de l’identité et qui ne comprend pas les métamorphoses qui s’opèrent en elle. Mais c’est en acceptant de suivre le tracé de Lily qu’elle acquiert la sensualité et son double. La danseuse rebelle lui sert d’exemple afin d’être sensuelle et extravertie. D’un autre point de vue, Anaïse reconnaît et accepte son dédoublement, mais ne voit pas cela comme un trouble psychologique. Elle est sensuelle lorsque c’est son double qui contrôle le corps. Pour Anaïse, Frida est tout à fait normale, c’est pourquoi elle la laisse prendre progressivement de l’espace, jusqu’à être tangible pour des personnes extérieures.



Mort du personnage féminin causée par le

double et la psychose


L’accomplissement dans la mort dans Le cygne noir

Le cygne noir d’Aronofsky met l’accent sur la mort du double causée par la personne en psychose. Dans son délire, Nina commet un meurtre sous l’effet de l’impulsivité et de la colère. Lorsqu’elle imagine voir Lily dans sa loge, habillée et maquillée en cygne noir, Nina sent la rage et le refus monter en elle. Les paroles désobligeantes et provocatrices, suivant le faux pas qui a gâché la première partie de la représentation, ne font qu’éclater la carapace de gentillesse et de timidité de Nina :



LILY : Je m’inquiète beaucoup pour l’acte suivant… J’suis pas sûre que tu sois vraiment capable d’assurer…
NINA : Arrête, me dis pas ça, j’t’en prie!
LILY : Et que dirais-tu si je… (Lily se change en Nina, de corps et de voix) si je jouais à ta place le rôle du vilain cygne?
NINA (en se précipitant sur l’hallucination) : Laisse-moi tranquille! [44]






Nina se battant contre son double
Photographe du Cygne noir
Croyant que Lily est venue prendre sa place dans la loge et dans le spectacle, la jeune ballerine s’élance violemment sur sa rivale pour lui faire retirer les mots qu’elle prononce pour la rabaisser dans ses performances. Lily heurte le miroir accroché au mur et tombe sur le plancher parmi les éclats de verre, feignant l’inconscience. C’est l’image de Nina qui se redresse pour étrangler la vraie ballerine et c’est contre elle-même qu’elle se livre bataille. Les yeux de Nina tournent au rouge grâce à un trucage et le côté sombre de la ballerine est alors bien visible, et ce, en double. La vraie femme termine le combat en perforant, avec un morceau de miroir, l’abdomen de son adversaire, et Lily meurt en crachant du sang. Nina est alors convaincue d’avoir assassiné sa rivale, mais elle se rend compte après l’acte suivant qu’elle a en fait tué son double sombre et se transperçant le ventre elle-même avec le verre brisé. Ainsi, la ballerine tue sa personnalité noire parce qu’elle refuse de se donner complètement à elle, de la laisser l’envahir, mais cause en même temps sa propre perte, puisqu’elle ne peut vivre sans ce côté sombre qui fait partie d’elle.



Nina se laissant tomber
Photographe du Cygne noir
Malgré le morceau de miroir enfoncé dans son abdomen et la perte de son double sensuel, Nina poursuit le spectacle du  Lac des cygnes et touche la perfection. Maintenant qu’elle a atteint les exigences de son métier de ballerine, qu’elle s’est émancipé de sa mère envahissante, qu’elle a repoussé sa rivale et détruit son double sensuel noir, Nina peut enfin se laisser aller, être elle-même, et atteindre la perfection. Même si son double ne fait plus partie d’elle, dans sa psychose, Nina se métamorphose en cygne noir puisqu’il représente l’acquisition de la sensualité, l’accomplissement ultime et la perfection. Lorsqu’elle danse, grâce à un effet spécial, la peau de la jeune femme se couvre progressivement de chair de poule, se transformant ensuite en plume, jusqu’à recouvrir entièrement ses bras, puis son corps [45]. Elle prend donc l’apparence du cygne, jusqu’à son ombre ; lorsque Nina salue la foule à la fin de l’acte, l’ombre qu’elle projette est celle d’un oiseau. Ce jeu de lumière met en évidence que la ballerine est complètement intégrée à son rôle et donc qu’elle a atteint l’objectif qu’elle s’était fixé. La réussite du personnage se poursuit dans la séduction de l’homme qui l’a poussée à dévoiler son côté sombre et séducteur. Nina embrasse Thomas Leroy à la fin de l’acte où elle s’est complètement métamorphosée, pour montrer à son directeur artistique qu’elle est bel et bien sensuelle, mais aussi pour le provoquer comme il l’a lui-même fait [46]. Cependant, c’est à la fin de la représentation que l’accomplissement ultime, la perfection, est bien visible. Nina s’élance sur la rampe ascendante, qui est métaphoriquement la pente montante de l’acquisition de sa sensualité et de sa personnalité noire, d’où elle regarde les obstacles qu’elle a surmontés, les tensions qu’elle a évacuées, et se laisse tomber. Le ralenti créé lors de la chute et le gros plan sur le visage de la ballerine signifie qu’elle a lentement réussi à se reconnaître, à se retrouver elle-même, et qu’elle le déclare à tous par son regard à la caméra. Le matelas blanc où elle atterrit représente quant à lui la pure réussite, l’atteinte de son objectif. Nina est alors mourante, mais les seuls mots qu’elle prononce sont pour confirmer sa victoire : « C’était parfait. Vraiment parfait. » [47] Ainsi, sa propre mort lui importe peu puisqu’elle a réalisé la chorégraphie parfaitement, mais aussi parce qu’elle a atteint son plus profond désir, qui est de s’accomplir.


       
Les défaites du double dans Fado

Dans l’œuvre haïtienne qu’est Fado, le dédoublement d’Anaïse mène à la défaite puisque Frida perd le contrôle du bordel à cause de son adversaire, Natacha. Le double savait dès le départ que cette fille de joie allait causer des ennuis au Bony’s et n’a pu s’empêcher de développer de noirs sentiments à l’égard de cette jeune et jolie femme de petites vertus. La femme mature sous-entend qu’elle perdra le combat contre Natacha lorsqu’elle raconte sa jalousie : « En d’autres temps, Frida aurait ri de ces velléités de compétition de sa prétendue rivale. À son âge, ce n’est pas une petite traînée comme Natacha, bien roulée ou pas, qui lui causerait des inquiétudes. » [48] Malgré qu’elle ne devrait pas se sentir attaquée, Frida a du ressentiment pour la nouvelle du Bony’s puisqu’elle représente le symbole de la séduction : jeune et sexy. La défaite du double est donc inévitable, puisque bientôt Natacha s’approprie la maison close et bien plus. La jeune fille réussit finalement à se frayer un chemin jusqu’au lit du maquereau et s’en fait toute une fierté de le faire savoir à Frida, alors qu’elles se croisent après l’acte sexuel : « Sur le palier, elle rencontre Natacha qui la regarde, l’œil triomphant, avant de descendre les marches en ondulant des hanches. » [49] Ainsi, la nouvelle de la maison de passe réussit à conquérir la couche de Bony, ce qui sème la panique dans l’esprit de Frida, puisqu’elle comprend que la réappropriation du maquereau est impossible. Le double a donc échoué, puisque sa sensualité ne peut rivaliser avec celle d’une belle jeune fille telle que Natacha. Réalisant sa défaite, Frida se retire de la vie d’Anaïse à l’aide du poison qu’elle a réussi à se procurer après plusieurs visites chez l’Empoisonneur, quelque temps après l’arrivée de Natacha à la maison de passe. Le flacon est sa libération, la réponse et la fin du dédoublement de personnalité d’Anaïse : « Elle tient entre ses mains le pouvoir de choisir, la frontière entre la nuit et l’aube, le chemin secret qui relie les marassa [jumeaux vaudou ou double], l’éblouissement insoutenable par lequel on entre dans l’intemporel, le droit de donner la vie en regardant la mort en face » [50] Ainsi, le double quitte furtivement son hôte puisque Frida n’a pas accompli ce pour quoi elle fut créée : séduire et garder les hommes dans le lit d’Anaïse.  

Haïtienne désespérée
Imge prise sur Afrikblogue

Dans le roman de Kettly Mars, Anaïse vit une défaite puisque son double est incapable de le maintenir Léo auprès d’elle en permanence, malgré sa sensualité exhibée. Même si Frida gagne le corps de l’homme grâce à ses caresses sensuelles, Anaïse ne peut l’avoir indéfiniment dans son lit, puisqu’Élizabeth le ramène à ses obligations familiales. Après l’acte d’amour, Léo annonce indirectement son départ à cause des craintes de sa femme : « Il faut que je te parle, Anaïse. J’aurais dû le faire depuis longtemps. Bab… ma femme ne peut plus supporter de vivre ici. Elle en est malade… de plus en plus malade. L’insécurité devient insupportable. » [51] Même si Frida lui donne le sexe et qu’Anaïse le fournit en amour, elles n’ont pas réussi à dissuader Léo de partir avec sa femme et son enfant dans un autre pays. Ayant tout perdu, Anaïse ne voit qu’une seule solution, elle choisit la même voie que Frida. Le jour précédant son départ, Léo visite son ancienne femme et celle-ci décide de mettre elle-même une distance entre eux : « Je tiens dans ma main la vie et la mort, la délivrance et la damnation. […] Pour moi, Léo n’est déjà plus là. Ce qui devait être fait l’a été. Léo se repose un moment avant de disparaître de ma vie pour toujours. » [52] Anaïse choisit de mettre fin à sa vie afin de prendre le contrôle de la situation et de ne pas souffrir du départ de Léo. La défaite est grande, puisqu’elle n’a pas su le garder auprès d’elle, pas plus que Frida, et que tous ses espoirs sont anéantis. Frida étant déjà partie, plus rien ne la retient donc dans ce monde où la sensualité de son double n’a pas été aussi efficace que ce qu’elle espérait. Elles ont doublement perdu.
 










Comparaison de la mort du personnage féminin et son double dans Le cygne noir et Fado

Dans les deux œuvres, la mort du double survient peu de temps avant la mort du personnage réel. Cependant, Nina tue elle-même son double de façon violente, alors que Frida décide de prendre le poison sans douleur et de le léguer à Anaïse. De plus, le décès de la jeune Américaine est accompagné d’une réussite, contrairement à celui de la femme haïtienne qui survient à la suite d’une défaite. Ainsi, même si dans les deux cas les personnages féminins vainquent leur dédoublement de personnalité, celui-ci se termine de façon bien différente.







Conclusion


Le film américain Le cygne noir de Darren Aronofsky et le roman haïtien Fado de Kettly Mars plongent dans l’univers psychotique d’une femme vivant un trouble de personnalités multiples déclenché par une trop grande pression sociale. L’analyse comparative de ces œuvres sur les thèmes de la pression sociale, de la sensualité et de la mort du double permet d’approfondir les éléments importants que les artistes ont voulu transmettre. Ces créations sont dissemblables quant au contexte sociohistorique, mais les personnages partagent des points communs. Dans les deux cas, le dédoublement crée une seule autre entité qui représente la sensualité refrénée de la femme. Ce trouble survient à la suite d’un événement-choc impliquant un homme, le même homme qui poussera le double à être encore plus présent. De même, Nina et Anaïse sont confrontés à des opposants que leur double réussit à mettre vraisemblablement en échec. Ces productions mettent de l’avant des femmes souffrant d’un trouble dissociatif de l’identité, mais il pourrait être tout aussi intéressant d’analyser cette maladie psychologique chez les hommes. Deux œuvres pourraient notamment être observées sous le même angle, sous les mêmes thèmes, mais de façon plus masculine, que cette comparaison. La Chute (1956), du romancier français Albert Camus, ainsi que Dead Ringers (1988), du réalisateur canadien David Cronenberg, présentent des personnages masculins qui vivent un trouble d’identification portant à la psychose et déclenché par l’arrivée d’une femme. Le thème du dédoublement de personnalité est loin d’être épuisé; les créations et les analyses ne viendront pas au bout de cette notion profonde qui fait rêver l’imaginaire.






[1] Z. Protat, « Le double au cinéma : Corps, identité, fantasme », Ciné-Bulles, p. 51.

[2] Y. Parisot, « La polyphonie dans le roman haïtien contemporain : Regards croisés, dédoublés, occultés », Revue de
l’Université de Moncton, p. 211.

[3] Y. Chemla, « Fatum de la déglingue », 27 janvier 2009 dans Africulture, [article en ligne], (8 février 2012).

[4] P-E. Sorignet, « Être danseuse contemporaine : une carrière corps et âme », novembre 2004 dans La Découverte, travail, genre et sociétés, [article en ligne], (8 février 2012).

[5] C. Ducasse, « La triade des danseuses, un problème de taille », décembre 2000 dans Le Médecin du Québec, [article en ligne], (8 février 2012).

[6] D. Aronofsky, Le cygne noir, 25 min.

[7] Ibid., 5 min.

[8] R. Hince, Conditionnement physique, hiver 2012, p. 36.

[9] D. Aronofsky, Le cygne noir, 24 min.

[10] Ibid., 15 min.

[11] C. Ducasse, « La triade des danseuses, un problème de taille », décembre 2000 dans Le Médecin du Québec, [article en ligne], (8 février 2012).

[12] M-A. Lussier, « Black Swan ; un peu trop...», 9 décembre 2010 dans La Presse, [article en ligne], (12 février 2012). 

[13] L. Guichard, « Black Swan : Critique », 9 février 2011 dans Le Monde, [article en ligne], (20 février 2012).

[14] D. Aronofsky, Le cygne noir, 1 h 04 min.

[15] Ibid., 1 h 09 min.

[16] Ibid., 1 h 17 min.

[17] Y. Chemla, « Fatum de la déglingue », 27 janvier 2009 dans Africulture, [article en ligne], (8 février 2012).

[18] B. Barrière, M. Barrière, M. Cayemittes, Profil des jeunes femmes et des jeunes hommes en Haïti : Résultats de l’enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services EMMUS-III 2000, Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), p. 2.

[19] M. Durand, « Haïti : Les femmes persistent » dans Gazette des femmes, p. 40.

[20] Ibid., p. 42.

[21] K. Mars, Fado, p. 20.

[22]  Y. Chemla, « Fatum de la déglingue », 27 janvier 2009 dans Africulture, [article en ligne], (8 février 2012).

[23] K. Mars, Fado, p. 15.

[24] Ibid., p. 20-21.

[25] Y. Chemla, « Fatum de la déglingue », 27 janvier 2009 dans Africulture, [article en ligne], (8 février 2012).

[26] K. Mars, Fado, p. 21.

[27] Ibid., p. 63.

[28] Ibid., p. 23.

[29] Ibid., p. 59.

[30] Ibid., p. 60.

[31] Ibid., p. 76.

[32] Ibid., p. 77.

[33] D. Aronofsky, Le cygne noir, 1 h 24 min. 


[34] Ibid., 1 h 07 min.


[35] Ibid., 49 min.


[36] Ibid., 1 h 01 min.


[37] Ibid., 51 min.


[38] K. Mars, Fado, p. 21.


[39] Y. Parisot, « La polyphonie dans le roman haïtien contemporain : Regards croisés, dédoublés, occultés », Revue de l’Université de Moncton, p. 211.


[40] K. Mars, Fado, p. 14.


[41] Ibid., p. 14.


[42] Ibid., p. 15.


[43] Ibid., p. 85.


[44] D. Aronofsky, Le cygne noir, 1 h 32 min.


[45] Ibid., 1 h 35 min.


[46] Ibid., 1 h 37 min.


[47] Ibid., 1 h 42 min.


[48] Ibid., p. 77.


[49] Ibid., p. 106.


[50] Ibid., p. 104.


[51] Ibid., p. 91.


[52] Ibid., p. 109-110.







Médiagraphie


 




Médiagraphie pour Le cygne noir de Darren Aronofsky


PÉRIODIQUES

Belzil, Patricia, « Noir cygne de perfection », Jeu : revue de théâtre, no 140, 2011, p. 129-134.

Ducasse, Chantal, « La triade des danseuses, un problème de taille », Le Médecin du Québec, décembre 2000, no 12, vol 35, p. 43-49.

Mello, Marie-Hélène, « Du blanc au noir », Ciné-Bulles, vol. 29, no 1, 2011, p. 60.

Protat, Zoé, « Le double au cinéma : Corps, identité, fantasme », Ciné-Bulles, printemps 2011, vol. 29, no 2, p. 48-51.

Sorignet, Pierre-Emmanuel, « Être danseuse contemporaine : une carrière corps et âme », La Découverte, travail, genre et sociétés, novembre 2004, no 12, p.33-53, (consulté sur Cairn le 8 février 2012).


DOCUMENTS ÉLECTRONIQUES

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Denby, David, « Fancy Footwork », The New Yorker, 2010, [article en ligne], [http://www.newyorker.com/arts/critics/cinema/2010/12/06/101206crci_cinema_denby], (site consulté le 12 février 2012).

Dumais, Manon, « Danser à tue-tête », Voir, 2010, [article en ligne], [http://voir.ca/cinema/2010/12/09/black-swan-danser-a-tue-tete/], (site consulté le 12 février 2012).

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Vaudeuren, Jean-François, « Jeux de miroirs », Panorama Cinéma, 2010, [article en ligne], [http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=432], (site consulté le 12 février 2012).






Médiagraphie pour Fado de Kettly Mars


PÉRIODIQUES

Durand, Monique, « Haïti : Les femmes persistent », Gazette des femmes, 2009, vol. 30, no 4, p. 38-43.

Parisot, Yolaine, « La polyphonie dans le roman haïtien contemporain : Regards croisés, dédoublés, occultés », Revue de l’Université de Moncton, 2006,  vol. 37, no 1, p. 203-224.

Victor, Gary, « Kettly Mars dit la vie, de mieux en mieux », Revue des littératures du Sud,  no 158, 2005, p.8-9.


LIVRES

Ménard, Nadève, Écrits d’Haïti, Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006), coll. « Lettres du sud », Paris, Édition Karthala, 2011, p. 367 à 382, (consulté sur Érudit le 8 février 2012).
DOCUMENTS ÉLECTRONIQUES

Chemla, Yves, « Fatum de la déglingue », Africulture, 2008, [article en ligne], [http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=8356], (site consulté le 8 février 2012).

C. Spear, Thomas, Joëlle Vitiello, « Kettly Mars », Île en île, [article en ligne],  [http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/mars.html], (site consulté le 20 février 2012).
Duranty, Jude, « Au cœur du double », Potomitan, 2010, [article en ligne], [http://www.potomitan.info/bibliographie/mars_kettly2.php#top], (site consulté le 8 février 2012).

Edmé, Roody, « Un long poème sur la féminité bafouée », Caraïbe Express, 2008, [article en ligne], [http://www.caraibeexpress.com/archives/annee-2008/article/fado-de-kettly-mars-un-long-poeme], (site consulté le 8 février 2012).


Morbraz, « Fado de Kettly Mars », Blues dans le Sud, 2010, [article en ligne],  [http://philmorbraz.blogspot.com/2010/01/fado-de-kettly-mars.html], (site consulté le 8 février 2012).


OUVRAGES DE RÉFÉRENCE

Barrière, Bernard, Monique Barrière, Michel Cayemittes, Profil des jeunes femmes et des jeunes hommes en Haïti : Résultats de l’enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services EMMUS-III 2000, Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP), 2002, 29 p.

Ulysse, « Population et culture : La situation de la femme », Haïti, 2008, p.27-28.






Médiagraphie pour les deux œuvres  

C. Dennett, Daniel, Nicholas Humphrey, « Parler au nom de nos Soi(s) : Une évaluation du trouble de personnalité multiple », Terrain, no 52, 2009, p. 18-37.

Juranville, Anne, « Du refus de la séduction », Le Journal des psychologues, no 259, 2008, p.31-36.

Laferrière-Simard, Marie-Christine, Tania Lecomte, « La schizophrénie dissociative existe-t-elle? », Santé mentale au Québec, 2010, no 35, vol 1, p. 111-128, (consulté sur érudit le 20 février 2012).